mercredi 17 août 2011

Hampi- Bittersweet memories

Il y a des endroits dont on sait instantanément qu'ils compteront, et qu'à vie on en re- visitera les recoins pourtant floutés par le souvenir. Je ne parle pas des endroits auxquels on s'attache inévitablement par habitude ou sentimentalité, ni même des villes dont l'atmosphère nous emporte et nous charme. Je parle de ces lieux où la Nature règne en maîtresse incontestée et qui nous font nous sentir tout petits, de ces lieux qui me feraient presque croire en Dieu. Jusqu'ici pour moi il n'y avait que Petra à classer dans cette catégorie, Petra et sa lumière, ses couleurs, son silence… Marcher dans un canyon multicolore à 6 heures du matin, sans trop croire à la réalité du moment, et se dire "C'est le plus bel endroit du monde."

Et puis je suis allée à Hampi.



Il faut dire qu'après les nuits en bus, les maladies tropicales et les lits crados, nous avions toutes les 2 besoin de retrouver un peu la foi. A la fin du premier jour passé là-bas, ma maman m'a regardée avec sa petite tête de gamine en disant: "Juste pour cet endroit-là, ça valait le coup de venir en Inde." Et effectivement: l'ocre des rochers, le vert des palmiers et des rizières, le silence des temples, et cette atmosphère de bout du monde, avec les singes qui circulent dans les ruines, les ciels d'orage et le bruit de cymbales qui s'échappe du temple à la tombée du jour. La tranquillité de la rivière, le sourire des femmes assises sur le palier de leurs maisonnettes multicolores, la finesse des sculptures d'une civilisation disparue, le chant des grillons la nuit. Pour tout cela, ça valait le coup. J'avais l'impression d'appartenir à ce lieu, mais pas d'être happée comme je l'ai été pour Londres. Plus simplement, j'avais l'impression que cet endroit était si beau, si pur, qu'il ne pouvait qu'appartenir à tout le monde, et que tout le monde lui appartenait. Que chacun devrait y venir pour découvrir l'origine des choses et être convaincu de la beauté du monde.

Bien sûr, cette impression confuse s'est vite retrouvée confrontée à la réalité. Une chose à savoir sur Hampi, c'est que l'ensemble monumental des 14ème, 15ème et 16ème siècles construit sur le site est classé au patrimoine mondial de l'Unesco depuis 1986. Et comme partout, ce classement destiné à protéger un héritage culturel a des conséquences plus ou moins inattendues. L'aspect le plus visible, et le plus positif bien sûr, c'est que les monuments sont restaurés, entourés de jolis jardins bien entretenus lorsqu'ils ne sont pas en pleine nature, qu'il y a une signalisation très efficace, des plaquettes explicatives, etc. En résumé, le patrimoine est mis en valeur dans le respect de son environnement et de la population des alentours. Mais sous la surface, le classement au patrimoine mondial a des répercussions humaines non négligeables. A Petra par exemple, les Bédouins semi-nomades qui vivaient dans les habitats troglodytes du site depuis des générations ont été délogés, et on leur a construit un village moderne un peu plus loin sur la route. La logique de l'Unesco, je l'imagine, est celle-là: ces endroits appartiennent à l'humanité, on ne peut donc pas laisser une population, sous prétexte qu'elle se trouve à proximité, mettre en péril la conservation d'un patrimoine si précieux. Dit comme cela, c'est assez sensé. Oui mais. Oui mais si l'on réfléchit quelques secondes, il y a cette évidence qui s'impose: cet endroit, les gens l'ont habité depuis des siècles. Ils y ont créé un mode de vie, une histoire, des souvenirs, des vies. Cet endroit, c'est chez eux. Le village à 2 kilomètres de là, il n'existe que pour la bonne conscience de ceux qui les ont chassés, mais ce n'est pas leur maison.

Voilà donc la bataille qui apparemment se livrait depuis un moment à Hampi, entre les autorités indiennes soutenues par l'Unesco, et les habitants du village: l'allée qui mène au temple principal est bordée d'une colonnade ancienne, où les gens au fil du temps se sont installés, quitte à rajouter des briques et des tuiles sur les structures historiques. Ils y ont vécu leur vie, jusqu'à ce qu'on leur dise qu'ils n'avaient pas le droit. Ils y ont cru quand même, ont sans doute décidé de fermer les yeux, de se dire qu'après tout personne ne pouvait les faire partir du jour au lendemain. Et puis un jour, un officiel est venu de Delhi, a jeté un coup d'oeil à la rue construite de bric et de broc, à toutes ces petites maisons peintes de couleurs vives où les frontons des colonnes étaient apparents, et il a décidé que tout serait rasé. Cela s'est passé le jour avant que nous arrivions à Hampi. Le lendemain, quelques hommes sont venus avec un plan de construction qu'ils ont déroulé au beau milieu de la rue en terre battue, ils ont marqué la quasi-totalité des maisons d'une croix rouge, et ont averti les habitants que la destruction commencerait à 5h le lendemain matin. Le surlendemain, ils sont arrivés avec des bulldozers et ont détruit les maisons sous le regard effaré et passif des habitants, qui voyaient disparaitre en quelques minutes ce qu'ils avaient mis des années à construire. On les voyait sortir leur peu de meubles en hâte, récupérer les poutres et les briques dans l'espoir d'avoir de quoi reconstruire ailleurs. Le soir, la rue n'était qu'un tas de gravats, sur lesquels des familles entières étaient assises, pas encore très sûres d'avoir compris ce qui était arrivé.



Cela ressemblait à une scène de bombardement, ou au lendemain d'un tremblement de terre. Mais non, c'était la simple bêtise humaine, et quelques machines, qui avaient causé un tel chaos. Et ces gens-là, ils n'avaient pas de joli petit village moderne qui les attendait à 2 kilomètres de là. Ils sont allés dormir dans le temple, tout en sachant qu'ils ne pourraient pas le faire infiniment. Les flics dépêchés pour l'occasion, eux, s'en foutaient bien. Ils sirotaient un Coca à l'ombre d'un arbre, ne voulant pas voir que les gens autour d'eux venaient de tout perdre et qu'ils étaient trop abasourdis, trop effrayés, ou peut-être trop polis pour protester.

L'objectif avoué de cette destruction? La rue était trop sale, les constructions illégales, et il fallait une rue principale plus nette. Les rôles respectifs de l'Unesco et du gouvernement central dans cette opération ne sont pas très clairs, mais il est évident qu'il fallait ratiboiser là où ce n'était pas assez aseptisé. Questionnés par une française de passage, les hommes qui exhibaient le plan des futures constructions n'ont pas hésité à dire que dans le futur, il y aurait des magasins gouvernementaux, plus propres et qui attireraient plus de touristes. Finalement, ma belle idée s'est envolée en fumée: cet endroit-là, qui devrait appartenir à l'humanité tout entière, mais aussi et surtout à ceux qui l'ont peuplé et fait vivre, n'appartient en fait qu'à ceux qui veulent en tirer un profit.